Lorsque j’étais jeune collégien, un camarade de classe m’a dit un mardi matin: «T’écoutes plutôt du hard-rock, toi, vu ta dégaine!»
Karim écoutait du hip-hop dans son Discman Akaï et du raï à la maison avec ses parents. Moi, déjà sous perfusion de Renaud, Brassens, Nirvana ou AC/DC. On discutait de tout, et surtout de ce qui nous séparait et rassemblait: les profs, l’éducation de nos vieux, la culture, les filles…cette jeunesse diversifiée, cosmopolite et multiculturelle, qui donnera naissance à cette France «Black/Blanc/Beur» célébrée aux portes des années 2000 – beaucoup moins aujourd’hui, malheureusement- je l’ai vécue de l’intérieur et Rage against the Machine a trouvé un lit douillet pour y installer son usine à révolte et mettre tout le monde d’accord.
Le mélange parfait de la rage sonique et du texte engagé, scandé, hurlé. Nous sommes quelques-uns, sinon des milliers à s’être esquintés les étagères à mégots et tout le squelette sur ces dix coups de matraque gauchistes assénés par les quatre Californiens. Prêts à mettre le feu? On y va, le majeur en l’air pendant 52min50sec.
Une basse (Tim Commerford) et une gratte (Tom Morello) qui tricotent, une montée tom basse/caisse claire (Brad Wilk) et «UGH!» Zack de la Rocha, vient de ponctuer ce qui sera le premier titre de cet album, Bombtrack. Sur un tempo lourd et chargé en testostérone, RATM (appelons-les par leur petit nom, hein!) met en place une barre qu’ils ne baisseront jamais devant les «propriétaires et les putes du pouvoir (qui) se dressent contre notre peuple chacun son tour». Le ton est donné, la révolution est en marche.
Le refrain «Burn, burn, yes you’re gonna burn» sert d’anti-écho à la pochette maintes fois décriée par la censure, représentant l’auto-immolation du moine bouddhiste Thich Quang Duc, qui se donna la mort pour protester contre les exactions du régime dictatorial sud vietnamien, avec le soutien des USA, évidemment. Dans le texte, le feu provient du drapeau fait des costumes des grands décideurs américains. Le Zippo à la main, le pétard au bec – tel un Che Guevara moderne, Zach regarde ce feu et s’y réchauffe les mains…on dirait que l’hiver vient…
Puis l’orage s’abat. Mais alors, bien, hein. Une déflagration sonore digne d’un film de Coppola ou de Kubrick. Tu sais, avec des hélicoptères dans la jungle et tout…exactement ça, ouais.
Killing in the name ne nous prend pas par la main, mais nous balance un parpaing dans la gueule et dénonce les bavures policières. L’étroite relation qui existe entre les forces de l’ordre et les dérives fascistes, charriant leur lot de suprématie, d’intolérance et d’intoxication de masse (je parle ici des médias mainstream).
En cinq phrases (comptez-les, y en a pas plus), RATM lance un cri de révolte et la jeunesse, qu’elle soit Hip Hop, Metal, Folk, Disco(eeeeuuh non, attendez…pas possible, ça) et même Dance, emmagasine cette violence, s’approprie cette colère et se prend à gueuler «FUCK YOU I WON’T DO WHAT YOU TELL ME» en soirée, dans les bars, en club, ou…au collège. En résulteront 12 heures de colle pour votre serviteur. Véridique.
Aujourd’hui encore, de nombreux groupes amateurs jouent ce titre. Tendez l’oreille à la prochaine fête de la musique. C’est ce qu’on appelle un classique, comme «Paint it black» ou «Where is my mind?»
Si tu aimes le funk, tu aimes forcément Isaac Hayes, Funkadelic, Sly Stone, Jamiroquai ET RATM. C’te basse, maman, elle te remue la tripaille comme un tour de manège interdit aux adultes…Take the power back te slappe la face, et le génial Tom Morello, ancien élève de Joe Satriani, nous sort un solo jazz-fusion (voilà, le mot «fusion» est lâché) et nous rappelle que ce groupe maîtrise son sujet. La section rythmique est irréprochable et les deux frontmen (Morello et de la Rocha) tiennent leur rang entre fureur et finesse.
Le morceau suivant aurait pu figurer sur un album de Nirvana, tellement il est sombre, violent et personnel. Certes, Settle for nothing est mieux produit, plus rempli et son solo jazzy frise la perfection, n’en déplaise aux fans des dégueulis soniques de tonton Cobain, mais enfin, l’ambiance transpire la même époque que Nevermind et le texte est comparable, de même que la voix sur des instants fugaces mais troublants.
La différence entre les deux chanteurs est ce rôle de porte-drapeau de la jeunesse que Kurt refusa, lui préférant la poésie autodestructrice…et son irrémédiable suite logique.
A bullet in the head constate l’aliénation de l’homme par la télé, les «manipulations maison» concoctées par le pouvoir et son service de communication.
Bon, faisons le point : Rage against the Machine se sert du système de distribution Epic records, filiale de Sony BMG, mis en place par la culture capitaliste occidentale pour lutter contre cette même culture ? Certains y voient un bug dans la matrice, d’autres un foutage de gueule d’une bande de gamins malpolis, hypocrites et ingrats. En fait, selon moi, il s’agit du ver dans la pomme. Si l’on ne peut détruire la machine en s’opposant frontalement, autant sauter dans le wagon et saboter le convoi de l’intérieur. En gros, se servir de la diffusion de masse pour retourner les masses… Je vous laisse refroidir là-dessus. Moi, putain, j’adore ce titre depuis 25 ans!
Les effets électroniques opérés par Morello sur tout l’album sont devenus sa signature, c’est à ce genre de bidouillages qu’on reconnaît le bonhomme d’un Steve Vaï, Hugues Aufray ou Novak Djokovic, tous empreints d’une solide réputation de desperados de la six cordes (sans rire).
Know your enemy en est l’exemple type. Le morceau démarre comme une intro technoïde pour jeu de Sega Megadrive, puis se mue en riff surpuissant et sert de terrain de jeu pour Zack qui n’en finit pas de faire la révolution. A noter ce pont à la Primus, le seul moment chanté de la galette qui précède le solo qu’on croirait né d’un accouplement entre une manette de jeu et un orgue Bontempi. Épique moment de musique moderne.
Un hommage (trop?) appuyé sur Wake up, celui rendu à Led Zeppelin, pionniers du hard rock et fervents tripatouilleurs d’effets sonores dans les années 70. En effet, les oreilles attentives auront reconnu Kashmir, tiré du 6ème album des Britanniques en 1975.
RATM en profite pour tirer son chapeau aux grandes figures noires que sont Martin Luther King, Eldridge Cleaver, Flip Wilson, Cassius Clay (Mohamed Ali) et Malcolm X. Tous emprisonnés et/ou assassinés pour leurs idées et prises de position publiques. Rayon devoir de mémoire, le combo californien a bien fait ses devoirs.
Sur « A fistful of steel », survient l’image du chanteur qui tient son micro comme il tiendrait un flingue, visant tour à tour la tête de l’auditeur et sa propre tempe, faisant autant allusion au meurtre qu’au suicide. Et cette ligne de basse lancinante, mon dieu…dur moment lorsqu’on décortique les paroles. A vous de décider qui tirera en preum’s. Ah, perdu.
Joie, quand tu nous tiens!
«Pourquoi rester sur une plate-forme silencieuse? Combat la guerre, nique la norme!»
C’est le mantra répété dans Township Rebellion, rapprochement culturel entre les ghettos d’Afrique du Sud et de Los Angeles. Zack fait le lien entre les peuples, qu’ils soient Amérindiens, Africains, Orientaux… Pour lui l’homme blanc est le bourreau de son espèce et il fustige tout pouvoir investi par les Etats-Unis qui prend du fait aux populations indigènes le choix de la liberté ou de la soumission.
Pour finir ce premier et excellent album, bourré de T.N.T et gavé aux OGM malgré lui, Rage nous balance un Freedom qui fait figure de fin de concert en apothéose chaotique, passant du couplet rap hardcore prenant l’auditeur à témoin de ce qui se passe dans le monde (me rappelant Ice-T dans ses heures de gloire avec Bodycount) au refrain purement funk-métal sans paroles. Le final de la chanson est un crescendo vocal et instrumental jusqu’à la limite de toutes les cordes. Frissons garantis à l’écoute de cet ultime baroud d’honneur, les poils qui se dressent et l’œil qui s’humidifie à l’approche de la fin du disque. On les entend presque poser le matos et sortir du studio, ruisselant de sueur sous le larsen crasseux de la fin de ce siècle.
La première impression est souvent la meilleure, dit-on. Pour moi, ça s’est traduit par une accoutumance aux groupes qui avaient quelque chose à dire sur fond de musique qui dépote. Mon pote Karim a découvert en même temps que moi cet album un tantinet énervé et résolument peu propice à la badinerie (on ne drague pas sur du Rage, point.) et chacun de notre côté, nous avons évolué dans la vie avec ceci en tête: Celui qui tient le micro, le stylo ou l’instrument, fera toujours plus de bruit qu’un million de pantoufles.
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