Depuis ma plus tendre enfance, presque tous les styles musicaux ont traversé mes écoutilles, accompagnant les étapes de ma vie, soulignant une rencontre ou une défaite, façonnant mon esprit critique. Il est aussi des genres auxquels j’avais fermé la porte, souvent par orgueil, ou par mode (il était de bon ton de se moquer des Spice Girls ou Avril Lavigne pour un bonhomme, mais on a tous regardé les clips…pour la profondeur du texte, je suppose), parfois parce que je ne me sentais pas prêt à affronter un univers complexe et structuré. Pink Floyd m’ennuyait à l’avance, par exemple et Frank Zappa continue de me faire peur, encore aujourd’hui.
Et puis il y a le rap, le fruit le plus charnu et visible la culture hip hop, avec laquelle je ne savais pas comment me comporter. Les préjugés que j’avais dans mon adolescence de «rocker» me poussaient à dire qu’il n’y avait pas d’instrument, que c’était bas du front et violent, les références à l’immigration et au ghetto n’étaient pas les miennes…et pourtant, en délaissant les slogans haineux et guerriers, en me laissant pénétrer par UN texte, j’ai enfin compris. Le défricheur fut pour ma part MC Solaar, dont j’ai retenu depuis Qui sème le vent récolte le tempo (1991) que chaque style est unique et complète une partie du puzzle. « Le Rock, la Salsa, le Twist et le Reggae, petit à petit sans faire de bruit se sont imposés ».Merci, Claude MC. Tu m’as ouvert les yeux et la suite peut s’écrire sans crainte.
Pour moi, cette suite s’appelle L’école du micro d’argent. En 1997, j’ai quinze ans et mon meilleur pote Guillaume n’arrête pas de griffonner des textes de rap en classe. Moi, je dessine (mal) des têtes de mort et des poèmes romantico-punks noircissent mes cahiers. Il me tend son casque et j’entends Shurik’n me parler de la lutte que fut son quotidien, de la vie que je crois mener dans mon esprit, moi qui suis relativement à l’abri du manque, dans ce pavillon de lotissement sans histoire… Nés sous la même étoile me retourne. Les paroles me touchent…et cette musique! Alors il n’y a pas que le scratch et du «Poum-Tchack» dans le rap? Benny B nous aurait floués depuis tout ce temps (hommage au rappeur Belge)? Ah ben dis donc, j’entends des samples complexes, des cordes en sous-mix et des chants orientaux…oui, c’est riche et intéressant!
La prod est américaine, Monsieur RZA a posé sa patte de velours, celle-là même qui a forgé le Wu-Tang, excusez du peu! Du coup, le disque qui en résulte est d’un niveau stratosphérique et je tombe immédiatement amoureux de cette plume rugueuse et réaliste, sans charabia ni facilité qui me rebutait à l’époque.
« Une musique pas faite pour 100 personnes
mais pour des millions… »
Les sujets abordés vont de l’évolution d’un Petit frère perverti par son époque, à la prostitution (Elle donne son corps avant son nom). Mais aussi de l’amour des mots (Chez le MAC) à l’univers Star Wars avec l’épique Empire du côté obscur, analogie à peine cachée entre fiction cinématographique et réalité sociale en France, selon Akhenaton…et votre Tonton, bien évidemment !
N’oublions pas les artisans de ces décors sonores que sont Imhotep, Kheops et Kephren qui usinent aux platines (ce dernier avait intégré le crew en tant que danseur avec Freeman, qui a, lui, quitté l’aventure avec perte et fracas en 2008), L’ambiance ne baisse pas d’un fuckin’ iota, et les featuring sont déjà de mise.
Petit détail cependant, L’Enfer est accompagné au micro de Fabe et East, un rappeur mort avant la production finale de cet album. Le MC d’origine parisienne était le compagnon de route de Cut Killer et a disparu lors d’un accident de la route en février 96, en se rendant aux studios de Radio Nova. Akhenaton avait déjà enregistré ses parties et a insisté pour que sa voix soit conservée sur la galette. Ce titre donc a une saveur particulière et marque le début des feat. virtuels. Pour ce qui est de Fabe, ancien membre de la Scred Connexion, il a embrassé l’Islam au début des années 2000 et a quitté le monde de la musique. Je l’avais connu en 94 à la radio avec ce titre: Ça fait partie de mon passé. Et bien voilà que le titre est on ne peut plus justifié aujourd’hui!
Autre moment fort sur cet excellent opus qui garnit encore mon étagère à CD : Quand tu allais on revenait, un texte un peu chargé d’orgueil mais dit sans condescendance aux jeunes b.boys qui se lancent dans cette « lutte des clashes » et tentent de détrôner les papas marseillais. La technique verbale et l’absence d’insultes vient clouer le bec aux jeunes loups qui reniflent les moines qui ne dorment heureusement que d’un œil. La rime décochée traverse le temporal et vient tuer toute velléité régicide. -Voilà que je me prends à littératurer, maintenant. La contagion est preste comme une tâche de sauce samouraï sur un survêt Olympique de Marseille- Là, je vais me calmer.
Demain c’est loin, la dernière salve de l’album des prêtres-combattants phocéens ne semble jamais s’arrêter. On croit que Shuriken va s’essouffler, qu’Akhenaton va balbutier et planter le beat en milieu de phrase, mais non. On ne stoppe pas les voix et on charge la mule jusqu’au bout des 9 minutes. La description sans artifice de la vie quotidienne dans une cité, qu’elle soit marseillaise, parisienne, limougeaude ou bordelaise. Sur une boucle de 10 secondes, le texte de Shur’ est une fantastique anadiplose, technique qui consiste à reprendre le dernier mot d’une phrase ou d’un vers pour démarrer la phrase suivante.
« Je parle du quotidien, écoute bien, mes phrases font pas rire
Rire, sourire, certains l’ont perdu »
Les auteurs classiques ont été lus et compris, avec IAM. Il ne suffit pas de rejeter brutalement l’école avec tout ce qui est bon. Je veux dire que si le système scolaire français est malade, l’histoire et la littérature nous offrent un savoir qui nous permet ce genre de texte. La force des auteurs est de maîtriser cette langue comme pouvaient le faire Brassens, Gainsbourg ou Bashung (ou plus récemment Barcella, qui est mon nouvel ami musical). Mais avec cet appétit supplémentaire, cette volonté de faire de la poésie à partir du béton et transmettre un message aux jeunes qui hésitent entre le troupeau et la révolte.
Bref, au bout de ces seize rafales, on se retrouve à la fois paniqué à l’idée d’affronter la vie sociale future et remonté comme un coucou serbe chargé en stéroïdes. Les termes crus employés tout le long de l’École… n’empêchent pas une certaine beauté, celle du maniement du vinyle, de la langue et du cerveau. Cet album a aujourd’hui vingt ans et malgré un intensif matraquage médiatique de débilités et scandales entre rappeurs jaloux sur fond de dope (et de clips sexistes et aberrants), le rap conscient a encore des élèves et IAM n’a pas encore coupé les vannes.
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