Salut à toi, petit scarabée. Aujourd’hui, je me pose la question suivante: Que serait devenu le hip hop, et plus particulièrement le rap, sans MC Solaar ? Cet artiste controversé au sein même de son propre milieu a-t-il eu plus d’influence que ses collègues sur nos jeunesses ? Notre appréciation de la culture urbaine? Bien vite étiqueté «banlieue» par les auditeurs de variétoche, puis trop «bourgeois» et policé par les vrais caïds, n’est pas gangsta qui veut. Au milieu de tous ces détracteurs, il y a tout de même un paquet de monde qui va tendre l’oreille et se laisser séduire par un rap/jazz délivré en brasse coulée.
1991. Dans le monde où je grandis, il y a peu de chances que j’entende quelque chose de familier résonner depuis les caves sordides de la banlieue parisienne transformées en champs de bataille verbale…cet univers de luttes et de revendications, de règlements de comptes et de justice sociale imminente ne franchissent pas les limites de ma bulle d’enfant. Bien sûr, des sons me parviennent, des instrus curieuses, des bouts de phrases sans mélodies mais rythmées et violentes comme un AK-47. A cette époque, seul Benny B passe le test de ma discothèque, mais il est Belge, il porte une salopette Bart Simpson et j’ai neuf ans.
Et là, un miracle s’opère. Les anges du tube cathodique m’envoient un message.
Bouge de là me surprend, m’intrigue et, chose amusante, me fait sourire. Un rappeur de 22 ans qui pose son flow sur une musique sautillante, la basse en avant et le verbe léger…un road-movie à pied, quoi. Claude MC se balade entre sa ville de Maisons-Alfort et Paris et croise une faune pour le moins hétéroclite. Voyez plutôt: une Fatma chelou, un gars fort comme un lion, sa voisine de palier, sa copine Lucie, un clochard, et un pote marocain. A chaque fois, il se fait virer en mode «Casse toi tu pues et marche à l’ombre» , tel un Renaud renoi dix ans auparavant. La ressemblance entre les deux ne s’arrête pas là, mais j’attendrai quelques temps avant de m’en rendre compte.
Solaar ne part pas tout seul à l’aventure. Son compagnon de roots est Jimmy Jay, sacré champion de France de DJ en 89 et heureux gagnant de 300 000 francs au Loto, ce qui lui permet d’acheter et d’aménager un studio perso à Paris. Avec cet outil de travail providentiel, il va enregistrer et mixer les premiers efforts de MC Solaar, Ménélik, les Sages Poètes de la rue et Sléo. Leurs deux autres comparses ne sont pas des inconnus non plus, puisque Boom Bass et Zdar ne sont autres que le futur groupe électro Cassius. Jean François Delfour complète la bande qui va illustrer le premier album de MC Solaar, au nom évocateur: Qui sème le vent récolte le tempo.
La référence, me demandes-tu?
Son origine nous vient du livre d’Osée, une transcription hébraïque de la Bible datant du 8ème siècle. «Ils sèment le vent, ils récolteront la tempête». Nizami, un poète persan du 12ème siècle, va formuler la phrase ainsi: «Qui sème le vent récolte la tempête», la laissant mariner jusqu’à l’ère du Hip Hop français.
Voilà, un petit raccourci qui va te remettre la tronche en place, petit merdeux. Le gars Claude lit un demi-milliard de bouquins, étudie les langues et la philo, achète les journaux quotidiens et emmagasine du savoir et du vocabulaire pendant que d’autres se défoncent le blaze à l’aérosol et jettent des canettes sur les bagnoles de keufs. Chacun son rythme.
En résulte assez logiquement un rap dit «conscient», baigné de citations, de tournures stylisées, de références littéraires, politiques et sociales. On est loin des slogans brutaux et faciles (bien que justifiés pour pas mal d’entre eux), le côté violent et hardcore, c’est pas pour lui. A part peut-être sur Quartier Nord, et encore, Claude défend son Posse 501 («cinq cent ouane» dans le texte) et son quartier. Il ne casse rien, c’est plus un défricheur de mots et un architecte de la rime.
En (re)passant à l’écoute cet album de bout en bout, je remarque la qualité sonore, le côté carré des titres. Le beat est subtil, les phrasés sont travaillés et rien ne dépasse. Il me semble entendre une production actuelle. Comme il le dit lui-même: «Le tempo est roi dans l’arène musicale» et ça fait un bien fou d’entendre cette production veloutée, savamment ponctuée de frappes chirurgicales qui s’immiscent dans le cortex cérébral. Merde, vingt ans après, je débite les paroles en direct!
Certains morceaux ont pris une saveur particulière, tel Matière grasse contre matière grise. La légèreté des propos et la technique de versification servent divers thèmes graves comme la dictature, l’intoxication médiatique, la détresse des populations, ici comme ailleurs. D’autres titres soulignent la vacuité du monde du star system (Victime de la mode), l’indifférence et l’individualisme face au malheur (Armand est mort), ou le devoir de mémoire culturel (A temps partiel).
Le groove occupe l’espace, l’échantillonnage est bougrement rempli, avec des pointures comme Cymande, Marvin Gaye, le Southside Movement (belle découverte lors de l’écriture, en passant!)
Évidemment, Bouge de là et Caroline sont les deux gros tubes en puissance de la galette. Si le premier single en date est léger, simple et rigolo, le second est teinté de bleu. Un cœur brisé qui se répand dans un disque de rap? Sacrilège! Indigne du mouvement «anti-tout» et passible d’une peine ô combien capitale à Paris: une réputation de chanteur pour meufs!
Pourtant, Solaar ne fait que perdurer une vieille tradition française, celle de la brute au cœur tendre, du rebelle qui saigne du mépris d’une fille… De Gainsbourg à Renaud, de Brassens à Lavilliers, ce stéréotype a rencontré son public, autant chez les hommes que dans la gent féminine. Mais dans le rap, c’était une chose encore inédite. Doit-on alors remercier le gars Claude pour avoir inspiré Eminem ou Akon ? Je te laisse la décision, petit scarabée.
Il en résulte que les ventes seront assurées entre autres par cette formule judicieuse. Samples historiques, jeux de mots ciselés et thématiques houleuses, mais pas trop. Mc Solaar a simplement inventé le rap gentil. Attention! Ce n’est pas un jugement de valeur, loin de là! Il a toute sa place dans le spectre musical, puisqu’il peut lier la variété au rap, nouvelle forme de rébellion urbaine après les révolutionnaires, les communards, les résistants, les punks, mais avant les danseurs de Tecktonik qui ne seront jamais récupérés, aussi bizarre que cela puisse paraître…
Le rythme et le ton se durcissent le temps d’un Ragga Jam, gros freestyle entre collègues. Daddy Mory et Big Red, futurs Raggasonic et un jeune Kery James (Daddy Kery) qui a encore sa voix haut perchée, du haut de ses 14 ans! Le tout sur une simple boucle scratchée de A à Z, histoire de ne pas oublier que Mc Solaar et Jimmy Jay sont des ambianceurs de premier ordre.
Les phrases voltigent, la rhétorique s’emballe et les slogans humanistes sont répétés…A ce moment de ma vie, j’ai commencé à essayer de m’exprimer aussi vite qu’eux… mais sans succès. Pas assez entraîné, je suppose. La culture ragga m’a alors interpellé et j’ai trouvé de belles pépites les années suivantes (tiens, je repense tout à coup à Snow qui chantait Informer…).
La totalité du disque est franchement écoutable, même plus de vingt-cinq ans après! On comprend mal pourquoi le Maître de Cérémonie renie parfois ce premier effort. Serait-ce à cause de la guerre judiciaire l’opposant à son ancienne maison de disques? Car oui, en effet, depuis l’année 2000, Universal (anciennement Polydor) refuse de ré-éditer les anciens albums. Donc, ami mélomane, si dans ta collection de vinyles tu possèdes un 33 tours original de Qui sème… tu es chanceux, et donc assis sur un tas de fric.
Les deux dernières pistes de cet excellent premier album (comme souvent dans ma discothèque), à savoir la Devise et Funky Dreamer, sont une synthèse de cet ouvrage à quatre mains. Des propos témoignant de l’hystérie collective autour du fric, un désir retour aux valeurs saines, puis un mix que Jimmy Jay pourrait sortir en single aujourd’hui sans avoir à rougir. Une autre particularité du style, la présence d’une intro, d’un interlude et d’une outro…chose rare dans la production musicale à l’époque, hormis dans le rap.
Il y a quelque chose de très théâtral dans la démarche de cet album. Ou cinématographique. Claude MC et Jimmy Jay sont dingues de cinoche, et ça s’entend.
Figure majeure dans le paysage musical français, il est le grand frère sage pour beaucoup d’entre nous. Jamais vulgaire, jamais violent, il a su imposer son style et sa démarche, réussissant le grand écart, plaire à l’intelligentsia sans renier ses racines sa terre, son béton. Merci, Claude.
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