Au commencement était le verbe. La parole fut donnée à l’homme qui s’en servit assez rapidement pour communiquer, puis très vite, s’insulter.
Il y eut donc la guerre du feu, les guerres du Péloponnèse, un ou deux petits accrochages entre Anglais et Français durant un siècle et deux conflits quasi-mondiaux. Mais à la deuxième moitié du XXème siècle, les journalistes ont trouvé un moyen de créer des batailles de toutes pièces, opposant tour à tour Beatles et Rolling Stones, Chaussettes Noires et Chats Sauvages, Sex Pistols et The Clash, Michael et Prince…
Aujourd’hui il semble naturel d’opposer deux artistes ou groupes pour booster les ventes, sans que les principaux intéressés aient besoin de mettre leur nez dans cette compétition (à part Kanye West, mais lui, c’est spécial. Ce mec croit réellement qu’il dirige le monde…)
Il y eut pourtant un vrai conflit ouvert au mitan des années 90, et vu que j’ étais au cœur de la cible, je vais revenir un peu dessus.
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs: la Guerre de la Britpop! (roulement de tambour, musique, générique, explosion de confettis et nains à poil qui font la roue…)
Je remonte d’abord en 1988. Damon Albarn (chant/claviers) et Graham Coxon (guitares), deux amis d’enfance rencontrent Alex James (basse), au Goldsmiths College de Londres. Damon chante dans un groupe, nommé Circus, dont le batteur est Dave Rowntree. Coxon est embauché, puis James. Le groupe change de nom pour Seymour et donne son premier concert durant l’été 89. En fin d’année, un agent artistique du label Food Records va leur proposer un contrat et leur donner une liste de noms alternatifs, puisque Seymour ne convient pas à la maison de disques… Bienvenue dans le monde merveilleux de l’industrie musicale, jeunes puceaux!
Lorsque le contrat est finalement signé en Mars 1990, le groupe se fait appeler Blur. L’histoire est en marche.
Tout juste un an plus tard, à Manchester, Paul McGuigan, Paul Arthurs et Tony McCarroll, respectivement bassiste, guitariste et batteur du groupe the Rain, pensent virer leur chanteur et auditionnent en prévision un pote d’Arthurs qui a pour nom Liam Gallagher. Une fois le changement opéré, le combo lui aussi est rebaptisé.
La chambre de Liam et de son frère est recouverte de posters, et sur l’un d’eux figurent les dates de la tournée du groupe Inspiral Carpets, dont le grand frère est le roadie. Parmi les salles de concert, il y en a une s’appelle Oasis Leisure Centre, à Swindon. Liam s’en inspire pour proposer le nouveau nom du band.
C’est donc le 18 Août 1991 qu’a lieu le premier concert d’Oasis.
Assez rapidement, le groupe a besoin de chansons et c’est naturellement vers son frère Noel que le chanteur va se tourner. Il joue plutôt bien de la gratte et a déjà écrit une pleine brouette de titres. Mais attention, ami lecteur amateur de rebondissements, le bougre ne les propose qu’à une condition: il sera le soliste du groupe et la section rythmique devra se cantonner aux basses œuvres, à savoir jouer des accords barrés simples et limiter les excès créatifs à la batterie…De là à comparer le grand frère Gallagher à un dictateur, il n’y a qu’un riff. La patte velue de Noel va dorénavant marquer le son du groupe, à base de grosses distorsions et de boucles rythmiques. Pauvre batteur, pas étonnant que le tabouret ait accueilli autant de paires de fesses…(six en tout, même si McCarroll et Alan White à partir de 1995 furent les principaux cogneurs)
Enfin, pour qu’une bataille de groupes soit digne d’intérêt, il faut des phrases, des actes et une belle propagande des familles pour étendre le conflit à l’Europe entière.
La Britpop est plutôt le bain dans lequel Blur évolue, ce mouvement musical purement britannique, démarrant au début de la décennie en réaction au grunge américain et son porte-étendard Nirvana. Au départ héritiers des vagues «Madchester» et «Shoegaze» avec leur premier album Leisure en 91, les gentils bourgeois londoniens se tournent rapidement vers les Kinks ou les Beatles (les influences 60s sont omniprésentes à partir de Modern life is rubbish, en 93). La richesse créative du duo Albarn/Coxon nous fait slalomer entre la swingin’ pop de Star Shaped et le post-punk organique Popscene. J’y ai même entendu des respirations mélodiques dignes de Frank Zappa… un saut dans le terrier du lapin blanc cher à Lewis Carroll, en quelque sorte.
De l’autre côté de l’échiquier, dans un registre plus bruitiste et monolithique, Oasis aligne les impacts de rock lourd (Rock’n’Roll Star), mais aussi quelques pépites acoustiques (Half the world away, merde, superbe balade!) sur leur premier effort, Definitely Maybe (94). L’influence majeure est aussi à chercher du côté de Liverpool, même si les frangins s’en défendent à grand renfort de phrases assassines. On retrouve aussi des passages hérités des meilleurs (The Who, Small Faces, Stone Roses, T.Rex…). Bref, les Mancuniens ont dans leur cartouchière assez de munitions pour tenir les îles britanniques à l’abri d’une occupation américaine.
Vous l’aurez compris, les deux joyeuses bandes jouent donc dans le même championnat, mais pas forcément au même sport. Supergrass, Sleeper, Menswear, Elastica figurent parmi les nombreuses équipes qui évoluent au milieu de ces grosses écuries, et en 1995, le quartier de Camden, à Londres, sera comparé au Seattle de 1992.
Chaque formation va rencontrer rapidement le succès qu’elle mérite…et c’est au milieu de l’année 1995 que tous les médias s’en mêlent pour de bon, puisque le NME, le journal musical institutionnel, fait sa couv’ le 12 Août opposant les sorties de Roll with it d’Oasis et Country House de Blur. La date de parution étant prévue deux jours plus tard, toute l’île retient son souffle pour comptabiliser les chiffres de ventes, au détriment d’autres informations un chouïa plus importantes comme Saddam Hussein préparant une attaque nucléaire, le génocide en Bosnie ou le retour de Mike Tyson sur le ring… Pour le coup, le match est surtout un énorme coup de pub pour les groupes qui s’en amusent franchement. Le nord (Oasis) contre le sud (Blur), ou les prolos contre les bourgeois, chacun prend le parti d’un des deux groupes et crache sur l’autre moitié du monde…
Pour l’anecdote, Blur a gagné le «Battle of the Bands» avec 274 000 copies vendues, contre 216 000 pour les frères fournis du sourcil…mais là aussi, on peut mégoter. Blur aurait «triché» en réalisant deux faces B différentes, obligeant les hardcore fans à acheter deux fois le disque.
Les ventes successives des autres singles et albums donnent raison à Oasis, de même que la tenue des deux concerts consécutifs à Knebworth avec pas moins de 250 000 spectateurs cumulés! On raconte que les fans qui désiraient acheter un billet était vingt fois plus nombreux que la capacité maximale du site. Excusez du peu!
La presse officialisera la fin des hostilités un an plus tard en déclarant qu’«Oasis a perdu cette bataille, mais a finalement gagné la guerre…». Tout ça grâce à Wonderwall et Champagne Supernova, tous deux issus du deuxième et excellent album (What’s the story) Morning glory. Décidément, les frères Gallagher sont d’excellents songwriters, et leur second skeud est comme on dit «celui de la maturité», avec encore ça et là des longueurs inutiles (ils ne savent définitivement pas finir un morceau, c’est ma conclusion de punk rocker).
Blur, de son côté, sortira le très bon The Great Escape, premier opus du groupe que mon frère va ramener à la maison familiale, et notre petit chouchou discographique. Encore une fois, le large spectre musical me donne cet impression de plonger dans un bain de pop déstructuré, avec ses interludes inattendus so british et parfaitement maîtrisés! Et n’oublions pas l’artwork de l’album qui met toujours en scène les musiciens de manière décalée…Mais pour le coup, ils s’éloignent peu à peu du public de base en compliquant l’accès, multipliant les références (Ernold Same, Yuko and Hiro). C’est ce qui va leur faire perdre la guerre commerciale, si véritable guerre il y a encore lieu d’être.
A la ré-écoute, ces deux disques ont particulièrement bien vieilli et je prends un plaisir non dissimulé à faire découvrir aux non-initiés les perles cachées dans ces coquillages…
Peu à peu, la Britpop décline, malgré de magnifiques soubresauts, comme OK Computer, de Radiohead, ou Urban Hymns de the Verve en 97, mais les poids lourds de la catégorie ont dévié de leur trajectoire respective. Be here now et Blur, respectivement jugés trop produit pour l’un et un poil trop pointu pour l’autre (probablement sous l’influence de groupes post modernes comme Pavement), vont rencontrer un succès critique et commercial plus mitigés. Surtout, la presse s’en détourne, décrétant en avoir fini avec cette bagarre de morveux qui s’insultent copieusement entre deux pintes. N’hésitez pas à chercher sur le Net ou dans les biographies, les citations des Mancuniens sont devenues légendaires, au point d’en oublier quels formidables musiciens ils sont. Et Damon Albarn n’est pas en reste, ne laissant dégonfler sa tête que pour passer la porte des studios.
Le mouvement «Girl Power» et les très talentueuses Spice Girls vont balayer en quelques mois toute cette époque de démonstrations viriles et la vie finit par reprendre son cours au pays de Sa Gracieuse Majesté.
Comme quoi cinq décolletés et quelques chorégraphies suggestives peuvent effacer les stigmates d’une guerre civile en un clin d’œil…
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