Aujourd’hui, je vais tenter de rendre hommage à celui qui a lancé tout le cirque, l’une des origines du rock et de la pop, depuis la prohibition jusqu’aux twerks incongrus de Miley Cyrus…je veux parler du premier membre du «club des 27», le fils du diable en personne: Robert Leroy Johnson.
Bien sûr, je n’ai pas grandi avec le Mississippi Delta blues dès mon enfance, sinon, je vous laisse imaginer le nombre de potes que j’aurais eu à l’école ou au collège…un peu comme cette fille, Delphine, qui ne parlait que de Mozart et Chopin en sixième, et qu’on caillassait à la récré. Les enfants sont cruels. Il n’empêche que tout ce que j’écoutais déjà à l’époque était plus ou moins issu de ce guitariste noir quasiment inconnu jusqu’au années 60, au moment où ses enregistrements furent «nettoyés» puis ré-édités. Dieu lui-même, Eric Clapton, considère que Johnson est le bluesman le plus important de tous les temps. Pour nos amis qui découvrent le genre avec Rag’n’Bone Man (qui déchire, on est bien d’accord), il est temps de se replonger dans le bayou des années 20.
Robert est né le 8 mai 1911à Hazlehurst d’un père journaliste de passage, Noah Johnson, et d’une maman frivole, Julia Major Dodds, profitant de l’absence de son mari (parti se faire oublier des propriétaires blancs locaux, adeptes du lynchage) pour se rouler dans le foin avec le premier croquant venu. Le fruit de cette union découvrira plus tard le nom du bonhomme et prendra le patronyme de Johnson. Il est ballotté entre Memphis, chez son père d’adoption, Charles Dodds (qui a changé son nom en Spencer), et l’Arkansas, chez maman qui se remarie avec un autre gars, Will Dusty Willis…décidément, dans le style famille recomposée, ça se pose là. Vous suivez? Non? Tant mieux. Le petit Robert ne reverra jamais son véritable père et c’est en le recherchant à la fin des années 20 que la mythologie va prendre le relais…
Enfin donc, Robert va à l’école mais préfère jouer de l’harmonica et de la guimbarde avant de poser ses longs doigts sur une guitare, sur les conseils de Son House et Willie Brown, deux bluesmen influents de la région. D’une technique un peu embarrassante, Johnson va partir pour Martinsville pour travailler son toucher avec un gars appelé Isaiah «Ike» Zimmerman, un zinzin un peu perché qui prétendait avoir acquis son savoir en se promenant à minuit dans un cimetière. De retour à Robinsonville, quelques semaines plus tard, le jeune Robert est devenu un surdoué de la six-cordes, sans aucune explication raisonnable.
La rumeur prétend qu’une nuit, à la croisée des routes 61 et 49 (le fameux «crossroads») de Clarksdale, un grand Noir l’attendait. Johnson lui aurait donné sa guitare pour qu’il l’accorde. Puis, après avoir joué quelques chansons, l’étrange personnage lui aurait rendu son instrument pour lui enseigner tout ce qu’il savait. Autrement dit, notre ami Robert aurait vendu son âme au Diable pour devenir le meilleur bluesman du monde. Mazette! Si c’est pas du pacte Faustien, alors moi je suis une danseuse étoile!
A cette époque, vers 1929, il épouse Virginia Travis, 16 ans, qui mourra quelques mois plus tard lors d’un accouchement compliqué. La famille de la défunte diront que ce drame n’est qu’un juste châtiment envers celui qui chante le diable et le jeune Bobby ira sur les routes pour devenir musicien à temps plein, collectionnant les conquêtes féminines autant que les déceptions amoureuses.
Donc, une fois revenu auprès de ses compagnons de beuverie et de musique, il se fait connaître pour son habileté à jouer, donnant l’impression qu’il y a deux guitaristes lorsqu’il exécute la rythmique et les solos en même temps. Une véritable révolution musicale à cette époque, je vous le rappelle, puisque aujourd’hui sur la toile, il n’est pas rare de voir un paquet de pimpins jouer sur 2 ou 3 instruments à la fois… fait d’arme aussi impressionnant que ridicule, puisque selon moi, la performance pure est moins intéressante que l’interprétation. En gros, si c’est mécanique et sans âme, je trouve ça merdique. Salut, les 90% du paysage radiophonique français!
Robert chante le blues, cache (à peine) des messages dans ses textes, comme Crossroads blues, Hellhound on my train, Me and the Devil blues, parle de ses gonzesses (Kindhearted woman blues, Come on in my kitchen) et de la route qu’il poursuit jour après jour (Walking blues, Stones in my pathway). Attention, le gars n’est pas misogyne, au contraire. Il aime les femmes passionnément, mais le malheur le poursuit et il décide de ne plus se remarier après la mort de Carletta Craft, sa deuxième épouse, en 1932.
Et de 1932 à 1938, Robert Johnson va écumer les bars, les salles de spectacle, du delta du Mississippi à Chicago, en passant par New York, le Kentucky, le Texas et l’Indiana. En général, il vit sur place quelques mois, travaillant le jour et se produisant sur scène la nuit, et s’installe chez des parents éloignés (ou même une louloute temporaire) qui ignorent tout de sa vie dans les autres villes. Il utilise jusqu’à huit noms différents pour éviter tout problème avec la justice, les maris jaloux ou les patrons douteux…
Parmi ses compagnons de route, on retrouve Henry Townsend à la guitare et au piano – le seul mec à avoir enregistré de la musique sur neuf décennies, soit de 1929 à 2006 et Johnny Shines qui a arpenté le chemin en sa compagnie pendant trois ans – un artiste qui a repris la gratte à 50 ans en 1966, après 15 ans de pause…!
Les informations glanées par les détectives musicaux, journalistes et biographes, révèlent que Johnson est un gars sympa et joyeux en public, mais dès que la fête se termine et que son entourage s’éclaircit, il se débrouille pour ramasser son sac, sa gratte et reprendre son chemin. Cet appel de la route, cette soif de liberté, il en est ainsi des musiciens itinérants, jouant au coin d’une rue un jour et dans un «juke joint» blindé le lendemain. Ces établissements réservés aux Noirs pendant la ségrégation qui mêlaient musique, jeux, danses et alcool de contrebande.
Le public vient nombreux pour écouter ses interprétations captivantes, presque mystiques, de blues lancinant, mais aussi à cause de la morbidité qu’entraînent les rumeurs circulant sur sa vie privée et son «pacte» avec le Diable. Robert chante souvent dans la pénombre et sort parfois de scène en plein milieu du set, paraît-il, pour éviter qu’on aperçoive son regard possédé…
De cette époque, 29 titres seront enregistrés entre Novembre 1936 et Juin 1937 à San Antonio et Dallas, au Texas. Pour clôturer l’héritage, seules deux photographies officiellement authentifiées existent aujourd’hui de ce grand Gus maigre aux doigt étranges et au talent démesuré.
Mais le Diable sait reprendre ce qu’il a donné, et comme il le chante dans Me and the Devil Blues: «Early in the morning, when you knock at my door, I said: Hello Satan, I believe it’s time to go…», le 16 Août 1938, Robert Johnson va trouver la mort dans des circonstances aussi étranges que sa propre vie. Le policier (raciste) du comté de Greenwood, Mississippi, rédige un acte de décès à la va-vite signalant: «un négro mort après avoir joué du banjo dans une salle des fêtes d’une plantation de coton. Le propriétaire blanc n’avait pas de docteur pour ce négro, puisqu’il ne travaillait pas pour lui. Selon lui, il est mort d’une syphilis.» Voilà, affaire conclue.
D’autres diront qu’il souffrait d’une pneumonie depuis quelques jours. Seulement, des témoins affirment avoir vu Johnson flirter avec la femme du patron du bar où il joue tous les soirs et le mari jaloux lui aurait offert une bouteille de whiskey empoisonné.
Et la légende reprend là où la vérité devient trouble. Il aurait déliré pendant trois jours entiers avant d’aller récupérer son âme chez son vieil ami. On raconte même que quatre ans plus tard, la maison où Robert Johnson est mort fut emportée par un ouragan. Le Diable sait comment fignoler ses histoires, on dirait…
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