La vie est formidable, elle prend plaisir à nous rappeler à quel point nous sommes liés à des sons, des images, sortes de Polaroïds sensoriels indécrottables.

J’en tiens la preuve avec ce monument de la street culture qu’est « Run DMC », sorti sur le label Profile Records en 1984, premier album du groupe originaire du Queens, quartier emblématique de New York. Le berceau du rap voit ses enfants se rebeller contre la société qui les a fait naître, tels des monstres de Frankenstein, assemblage de culture black, société de consommation (les années Reagan, les mecs!), antagonisme racial mal digéré, bavures policières et autres joyeusetés.

Le duo Joseph «Run» Simmons / Darryl « DMC »McDaniels est accompagné du D.J Jason «Jam Master Jay» Mizell, énoooorme technicien pour l’époque (écoutez Jay’s game, ça décrasse les feuilles) qui va chercher le minimalisme là où d’autres vont superposer des samples et des lignes de basses héritées du funk 70s – oui, je pense à vous, les papas Grandmaster Flash and the furious five, Sugarhill GangNon, là, le beat est cru, place est faite aux lyrics justes, appuyés par des breaks de scratch et de samples percussifs. Point barre.

En neuf titres, le gang du Queens nous fait visiter son quartier, sa situation, ses rêves et son ambition à rendre les choses meilleures. Pas pour rien que Simmons se fera ordonner prêtre en 1994 et changera de nom de scène pour «Rev. Run» (qui claque autrement plus que Père Simon, vous en conviendrez).

«Hard times» est un exemple de rap new school (en 1984, hein, pas de confusion!) qui dépeint la société et ses difficultés pour vivre, bouffer, payer ses factures. Du 60 millions de consommateurs avant l’heure! Loin de dire aux jeunes de cramer des commissariats ou des boutiques, ils conseillent la vigilance, ils compatissent et partagent leur expérience. Ils sont où, les gros mots? Les insultes? Foin de tout ça, ils t’expliquent juste qu’ils bossent dur et ont besoin de leur maigre paye. «I’m gonna keep on fighting to my very last breath» les paroles sont positives, nom d’un p’tit Eminem!

Pour ce qui est de l’instru, une seule note de basse, un pattern de VRAIE batterie avec un break, et let’s go !

 «Rock Box» est un pavé de fusion mixant hard rock et hip hop, deux ans avant leur version de «Walk this way» d’Aerosmith (dont le clip a littéralement troué tout le monde sur MTV). Les textes des M.C se mêlent aux solos de gratte d’Eddie Martinez (side man complet qui a joué avec David Lee Roth, Mick Jagger, Meat Loaf, Robert Palmer et j’en passe), donc réelle composition originale, où le groupe clashe gentiment ses adversaires artistiques et enfonce le clou dans le cercueil du courant mainstream.

Votre tonton Touane aime passer nonchalamment de ce morceau à «Fight for your rights» des Beastie Boys en soirée huppée. Doublement crunchy!

Maintenant, les bichons, une question: Quel rappeur balance un texte sur son DJ, de nos jours? Hein? Kanye ? Lil’Wayne ? Jay-Z ? Naaaaan, ça ne se fait plus depuis un sacré bail, les amis. Hé ben Run DMC, eux, ils ont laissé la place à leur big beat blaster, dans le troisième titre, savamment intitulé «Jam-Master Jay».

En gros, à l’époque, on regardait ses potes scratcher, danser, graffer ou bricoler des bagnoles et on en faisait un texte de rap, c’est le partage du cake, cher à nos amis IAM qui n’oublient pas qu’un vrai crew, c’est plusieurs disciplines. RESPECT.

«Hollis Crew (Krush Groove 2)» présente les deux MC et leur parcours jusque là. L’ascension des marlous s’est jouée à quelques coups de chance, pas mal de travail, quand même, et des rencontres opportunes – Kurtis Blow et Russell Simmons (futur co-fondateur de DEF JAM) leur ont mis le pied à l’étrier en 1983 en leur lâchant des featuring et un enregistrement cassette du single «It’s like that/ Sucker MC’s» qui passait sous le manteau en ces temps obscurs (pas encore Internet pour diffuser, on se bougeait à l’époque). Du rap plus dur, plus agressif que leurs prédécesseurs, au point d’être considéré comme le premier rap Hardcore.

«Wake up» est un cri d’urgence, un penchant hip hop au «I have a dream» du pasteur King qui décrit donc un rêve où tout le monde serait heureux, sans arme, violence, construisant en harmonie un monde parfait… Mais la voix robotisée du refrain s’immisce dans nos esprits en répétant «réveille toi, lève-toi!» En effet, ce n’est qu’un rêve et nos amis Run DMC le savent bien.

Ils ne peuvent que constater l’échec de la société moderne et l’individualisme inhérent aux politiques mercantiles et protectionnistes. Du coup, ça fait combien de temps que le monde est en crise?

Bon, baissons ce poing gauche et reprenons. «30 days» est une blague, franchement. Je ne parle pas de l’instru digne d’un jeu rétro aux bruitages grotesques, mais du sujet en lui-même. «Si tu n’aimes pas mes manières, renvoie-moi sous trente jours.» Il s’agit simplement d’une fausse pub, magnifique mise en abyme de la société commerciale, où la musique est vendue telle un produit au supermarché. Les paroles faussement simplistes font l’écho d’un rejet du modèle qui n’a jamais vraiment changé, avec le recul.

L’album se termine par le fameux «Jay’s game», une plage de 4 minutes 17 de samples et scratches venant du fond des temps, sans artifices ni appareil numérique pour tricher… un grand moment de la musique, tout connement. 

Ce premier album des New-yorkais est la base d’une culture qui ne cessera jamais d’évoluer, entre dure réalité et show business, entre le caniveau et le ciel étoilé. Pour ma part, je prends en pleine poire un instantané des années 80 et me surprends à (re)mettre un survêt sous mon cuir…Peace.

 

A propos de l'auteur

Rédacteur Musique

Né à Lille, grandi à Agen puis réfugié politico-musical à Bordeaux, Hell Touane a subi l'influence de sa famille proche au travers de nombreux standards vinyles bien avant l'avènement du Compact Disc et son premier méfait: Claude Barzotti. En thérapie par l'écriture depuis.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.