Aujourd’hui, infatigable chasseur de sons, de street-culture et de mots, je viens te causer d’une langue vivante, toujours en évolution et finalement assez ancienne, pour peu qu’on s’approche de ses origines linguistiques.
On l’emploie tous les jours, consciemment ou non, et on attribue (à tort) le plus souvent sa création aux loubards des quartiers ouvriers parisiens des années 60, ou à la jeunesse métissée des années 80. La banlieue parisienne, la culture hip hop importée des States… La fameuse «deuxième génération» de population immigrée qui cherche à codifier ses échanges verbaux pour se singulariser et garder une cohésion au sein d’un groupe culturel va adopter et s’approprier un système vieux de cinq siècles: inverser les syllabes, les phonèmes, et agglutiner les mots pour les renverser ensuite.
Le Verlan, inversion du terme «l’envers» est d’abord écrit «vers-len» sous la plume de Gaston Esnault en 1953, puis retranscrit en «verlen» en 54 par Auguste Le Breton dans son bouquin Du rififi chez les hommes, porté à l’écran en 55 par Jules Dassin. A l’époque, ce langage était employé, mélangé à d’autres argots, par les malfrats, les voyous, pour ne pas être compris des non initiés, mais surtout des flics… Le Javanais (bonjour = bavonjavour), le Louchébem (en douce = en loucedé) qui a laissé «louf» puis «loufoque» pour traduire «fou» dans notre Petit Robert traditionnel, sont des exemples d’argots français bien connus des services de police au milieu du siècle dernier.
Mon auteur préféré, Frédéric Dard, en a fait son cheval de bataille durant toute sa carrière. En cinquante ans, le créateur de San-Antonio (alter ego fictionnel, superman de la police parisienne et tombeur de gonzesses invétéré) aura écrit pas moins de 288 romans (ouais, tu peux siffler…c’était pas un mou de la plume, le père Machin!) et laissé une trace indélébile dans la langue de Molière, parsemant sa prose de néologismes et inventions argotiques toutes plus fleuries les unes que les autres. Tu m’excuseras, je ne me lance pas dans les citations, celles-ci étant bien trop nombreuses et trop suggestives pour des yeux chastes, mais vas-y, fonce lire un exemplaire au hasard, passé la barrière de langage, tu vas te régaler, foi de Tonton!
La chanson est le moyen le plus pratique d’explorer et de diffuser la langue, Jacques Dutronc avait essuyé les plâtres en chantant «J’avais la vellecère qui zéfait des gueuvas» et etait passé pour un con. On était en 1971 et on venait juste de perdre Fernandel, Igor Stravinski et Jim Morrison.
En 1978, Laisse Béton (=Laisse tomber, au cas où t’aurais le cerveau encrassé…), la chanson de Renaud, va étendre la diffusion du verlan dans la plupart des domiciles de l’hexagone (tiens, mange la double référence!). L’histoire bête d’un jeune loubard un peu con qui se fait dépouiller au fil de la chanson, non sans un certain panache…il envoie chier ses trois adversaires en rétorquant Laisse Béton» à chaque fois qu’ils lui taxent ses fringues.
Le verlan pratiqué par les artistes avant l’avènement du rap reste assez confidentiel par la suite, mais le phénomène que suscite ce nouveau genre musical et culturel remet au devant de la scène cette langue codée, avec laquelle les nouveaux héros justifient leur mal-être, leur défiance vis-à-vis de la justice et de la politique… le mot «KEUF» apparaît dans les textes dès 1978, une réduction de «que-fli», elle-même inversion de «flic» ou «flique», un mot d’argot dont l’origine remonterait à 1828!
Le Verlan est tellement répandu à la fin du vingtième siècle que les Inconnus en font une parodie en 1991 avec C’est ton destin, chanson rap moquant gentiment les artistes tels que NTM, Rico, Assassin, Passi…en faisant quand même passer un message positif, du coup pas de stigmatisation de la street-culture. Juste une pochade bienveillante à l’égard de cette jeunesse qui tente de se faire entendre avec les moyens du bord.
Dans la même veine scandaleuse, une pub télé pour la SNCF va planter le couteau de la disgrâce dans le flanc du langage urbain en créant maladroitement des termes qui ne trouveront aucune oreille. Vas dans la rue et dis «c’est blessipo» à un jeune garnement vêtu d’un survêt et d’une casquette, tu vas battre le record du 100m,c’est moi qui te le dis. On peut se faire caillasser pour moins que ça.
Au début des années 2000, l’argot évolue pour intégrer des mots d’origine anglaise, arabe, gitane, et le verlan s’affine, se modernise et s’inverse à nouveau parfois («feuk» pour «keuf»). Les termes entrés dans le dictionnaire sont désormais intégrés par la mémoire collective et il n’est pas rare d’entendre un chroniqueur de chaîne TNT nous donner du «chelou», «reunoi», «beur», «à donf», «keupon»…Bref, avec quelques années de retard, la télévision, dernier média encore coincé sous Giscard (un antique président de la République bizarrement encore en vie), utilise enfin ce dialecte qui fut créé pour ne pas être compris des masses, justement. C’est ce qu’on appelle la récupération. Un peu comme les Wampas aux Victoires de la Musique…
Mais sais-tu donc, jeune effronté de ta race, que ce système d’inversion des syllabes et de phonèmes (groupe de sons composant un mot) a servi les rebelles, l’armée et les poètes depuis un bail? Bah oui, en 1867, l’inversion des syllabes ou de lettres est proposé afin de coder les messages télégraphiques. Un bagnard appelé la Hyène datait son courrier par «Lontou, 1842» au lieu de Toulon. Les argots se répandent dans le milieu carcéral et de la pègre tout au long du dix-neuvième .
Mieux encore, Louis XV fut appelé «Séquinzouil» vers 1760, la famille des Bourbons est codée «Bonbour» à la fin du seizième siècle avant de devenir une dynastie…et même François Villon, dans Le Petit Testament, nous pète un «tabar», anagramme du mot «rabat» qui désigne un manteau…en 1456 ! Si c’est pas chanmé, tout ça! Villon et le rap, tout est lié !
Alors quand un vieux con te traite de couillon barbare quand tu dis que ta «meuf est relou parce qu’elle te laisse en iench pour tracer en teuf avec des keupons», n’hésite pas à lui rétorquer: «Très cher aïeul, il s’en serait fallu de peu que vous mourussiez idiot, à ne point savoir que le Verlan est issu de la plus haute lignée des poètes et faiseurs de rêves. Laissez-moi donc vaquer à ma passion verbale et veuillez sur-le-champ aller vous faire cuire le cul, ignoble bâtard.» Il sera ravi d’apprendre que la jeunesse n’a rien perdu des valeurs de notre société.
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